1. L'art millénaire du flan à l’illusion
Il était une fois, dans une pyramide bien climatisée de l’Ancien Empire, un scribe fatigué de recopier les sermons du pharaon. À court d’encre, il inventa le taskmasking : griffonner des hiéroglyphes qui ne veulent rien dire, mais avec l’air concentré d’un mec en train de résoudre la faim dans le monde. Trois mille ans plus tard, l’art du flan appliqué au travail a atteint son apogée. Sauf que maintenant, il se fait en open space, avec un badge d’accès et un mug “I love Excel”.
Le taskmasking, c’est cette alchimie subtile entre rien foutre et en avoir l’air. Un théâtre d’ombres, dans lequel les employés se muent en artistes contemporains de la fausse charge mentale. Ça tape du clavier comme un hacker russe sous coke, ça soupire à intervalles réguliers, ça promène des tableaux Trello ouverts sur 18 onglets — tous vides. De loin, on dirait un combat épique contre le capitalisme. De près, c’est juste un mec qui réécrit trois fois le même email pour ne surtout jamais l’envoyer.
Et ce qui est formidable — presque attendrissant, même — c’est que les chefs n’y voient que du feu.
Eux, ils regardent les signes vitaux : présence, tapotement de touches, petits yeux fatigués. Ils ne comprennent pas qu’un bon taskmasker a mieux étudié la psychologie de son supérieur qu’un RH en burnout. Il sait ce qu’il faut faire pour avoir l’air occupé. Et le chef, lui, jubile. Il a un collaborateur modèle. Quelqu’un de “dévoué”, de “solide”. Un vrai “pilier de l’équipe”. S’il savait…
Mais il ne sait pas. Parce que, bien souvent, le chef est lui-même un grand illusionniste. Un chef qui croit qu’avoir quatre réunions par jour, c’est produire de la stratégie. Un chef qui passe son temps à reformuler ce que les autres ont déjà dit, mais avec des mots plus flous. Un chef qui ne comprend plus le métier depuis 2011, mais qui s’exclame quand tu bouges ta souris : “Ah ça, j’aime cette énergie !”
Alors le taskmasking prospère. Il est récompensé, valorisé, promu même. Et ceux qui bossent vraiment, ceux qui ne savent pas simuler ? Ils crèvent d’épuisement, dans l’indifférence générale. Parce qu’ils ne brillent pas assez dans le spectacle. Et dans le monde de l'entreprise, on ne récompense pas ceux qui avancent — mais ceux qui remuent.
2. Le ballet corporatiste
Bienvenue dans la jungle feutrée de l’open space, où chaque salarié en quête de légitimité danse sa petite chorégraphie quotidienne. Ici, pas besoin de musique : le rythme est donné par les pas pressés vers la machine à café, les cliquetis de claviers vides de sens, et les soupirs bien sentis à la photocopieuse. C’est une valse moderne, un mix entre Danse avec les stars et Piège à cons, version business casual.
Le taskmasking, dans sa forme la plus pure, s’exprime par le mouvement. Car dans l’imaginaire collectif du cadre moyen, quelqu’un qui bouge, c’est quelqu’un qui bosse. Le salarié idéal, c’est celui qui se lève toutes les 12 minutes, tablette en main, yeux plissés, téléphone à l’oreille : “Ouais, j’arrive, je descends du call…” (alors que personne ne l’a jamais vu monter nulle part). Le déplacement devient message subliminal. "Regardez-moi être sollicité. Regardez comme je suis important. Regardez comme je bouge, alors que je ne vais nulle part."
Une sociologue anonyme a décrit ce phénomène comme “la danse rituelle de domination territoriale”. Le salarié se déplace pour baliser son territoire, poser son empreinte, montrer qu’il existe. Comme un chat qui frotte sa tête partout. Résultat ? Des kilomètres parcourus chaque jour entre le bureau et la salle de réunion… où rien ne se passe, sauf peut-être l’échange de regards complices entre taskmaskers professionnels.
Et les chefs, eux ? Ils adorent. Ils voient une ruche qui bourdonne, des fourmis qui s’agitent. Le patron typique croit encore qu’un couloir plein de gens qui vont nulle part, c’est un bon signe. Il dit avec fierté : “On sent une belle énergie dans les locaux !” Ce qu’il ne sait pas, c’est qu’à 70 %, il assiste à une pièce de théâtre absurde jouée par des gens en détresse, qui courent pour ne pas se faire repérer comme inutiles — parce qu’ils n’ont plus rien à faire de concret.
Mais surtout, ils savent que le vrai risque, dans cette entreprise, c’est d’avoir l’air calme. Posé. Organisé. Efficace. Là, tu passes pour un tire-au-flanc. Pire : pour quelqu’un qui pourrait révéler à quel point tout le reste est creux.
Et donc, on bouge. On marche. On danse.
Et dans cette grande comédie du “présentisme dynamique”, les meilleurs taskmaskers sont de véritables ballerines du capitalisme : gracieux, invisibles, inattaquables.
3. Le syndrome du "bruit productif"
Taper vite. Taper fort. Taper pour ne rien dire. Voilà l’un des piliers sacrés du taskmasking. Le clavier devient instrument de percussions dans l’orchestre du néant : un vacarme de touches maltraitées qui simule la pensée, l’analyse, la productivité. Et ça marche. Car dans les couloirs du management moyen, le bruit est encore perçu comme une preuve de vie intellectuelle.
Un manager – à qui on posera un voile pudique d’anonymat – a déjà osé dire à voix haute :
“Je savais qu’il bossait dur, je l’entendais taper comme un dingue.”
Et voilà. Le critère de performance est devenu sonore. Peu importe ce que tu tapes. Des lignes de Lorem Ipsum ? Un message à ta mère ? Un journal intime de ta haine de l’open space ? Tant que ça fait clac-clac-clac, tu es un génie.
Et attention : le bruit productif ne se limite pas au clavier. Il inclut aussi les soupirs lourds (“Je suis épuisé, vraiment, quelle journée !”), les phrases lâchées au hasard comme des mines : “Désolé, j’ai pas mangé, trop de boulot…” ou encore les râles douloureux quand Teams bugge (c’est-à-dire tous les jours). C’est une symphonie bien rodée.
Mais ce vacarme cache en réalité un vide abyssal de sens et d’utilité. Il y a ceux qui tapent beaucoup, et ceux qui produisent. Parfois, ils ne se croisent jamais. Le travail silencieux – le vrai, le concentré, celui qui avance – est suspect dans une entreprise moderne. Si tu ne fais pas de bruit, c’est que tu dors. Ou pire : que tu réfléchis. Et là, ça dérange.
Alors les meilleurs taskmaskers deviennent des DJ du néant : ils manipulent les sons de l’illusion. Une touche “Entrée” toutes les deux secondes. Un léger grognement d’effort. Et, pour les plus perfectionnistes, une série de fenêtres ouvertes avec Excel, Word, Slack, PowerPoint… toutes inutiles, mais qui cliquettent joliment.
Et les chefs ? Raviiiiis. Le vacarme les rassure. Ça vit, ça vibre, ça bosse. Ou du moins, ça fait semblant mieux qu’eux.
Alors on continue à taper. Pour faire du bruit. Pour exister. Pour masquer qu’au fond, tout ça, c’est juste un grand karaoké sans musique.
4. Taskmasking ou la revanche des inutiles
Il fut un temps où l’incompétence se cachait, honteuse, dans un coin de bureau poussiéreux. Aujourd’hui, elle s’exhibe fièrement derrière deux écrans et un casque dernier cri, en simulant une concentration intense sur… rien du tout. Car le taskmasking, c’est aussi ça : l’émancipation joyeuse de ceux qu’on n’attend plus nulle part, mais qui ont compris comment rester dans la danse sans jamais apprendre les pas.
Et c’est là qu’intervient la grande revanche : celle des invisibles devenus inamovibles. Ceux qui maîtrisent l’art de toujours avoir “un truc urgent”, sans jamais livrer quoi que ce soit. Ceux dont les mails sont toujours “en cours de traitement” (comprendre : “je fais durer jusqu’à vendredi pour ne rien livrer avant la réunion inutile de lundi”).
Une psy du travail, contactée incognito, nous a confié :
“Ce n’est pas de la paresse, c’est un mécanisme de défense. Ces personnes savent que faire réellement leur travail ne les sauvera pas, alors elles protègent leur santé mentale en créant une bulle d’illusion. C’est de la survie déguisée.”
Et oui, derrière l’humour noir, il y a une réalité tragique : le travail n’a plus de sens, mais la peur de l’inutilité reste intacte. Alors on fabrique une présence, une empreinte numérique, une trace dans le réseau. On devient irremplaçable non pas par sa compétence, mais par son habileté à se rendre insaisissable.
Le taskmasker moderne est un maître ninja du flou professionnel : jamais vraiment là, jamais totalement absent. Il vit dans la zone grise, entre “encore utile” et “déjà oublié”. Et les managers ? Ils y voient du feu. Ils protègent même ces profils : “Il est discret, mais très précieux.” (traduction : “Je ne sais pas ce qu’il fait, mais il ne m’embête pas.”)
Et pendant ce temps, ceux qui bossent vraiment crèvent d’épuisement et finissent par partir. Alors, dans l’équilibre instable de l’entreprise moderne, ce sont les illusionnistes qui survivent. Ceux qui ne brillent pas par leurs résultats, mais par leur talent à faire croire qu’ils sont indispensables, alors même qu’ils n’ont rien livré depuis la dernière canicule.
C’est pas beau, ça ?
La revanche des inutiles. L’élite de l’ombre. Les génies de l’invisible.
5. Zoom et les morts-vivants
La scène est toujours la même. 9h03. Appel vidéo. Caméra activée. Têtes grises dans des rectangles. Regards vides. Et cette étrange impression d’assister à une messe mortuaire digitalisée. Bienvenue dans le royaume des morts-vivants du Zoom, ces âmes connectées dont la chair est présente, mais l’esprit déjà évaporé dans un autre onglet.
Le taskmasking y atteint ici un niveau mystique : l’art de participer sans jamais exister.
Une voix monocorde répète "On t'entend pas, ton micro est coupé", pendant que 12 participants hochent la tête avec l’enthousiasme d’un poulpe en dépression. Personne n’écoute. Tout le monde valide. Et pourtant, ça “travaille”. Du moins, selon les managers, pour qui une tête visible = une contribution.
Un développeur, las mais lucide, a avoué :
“Je n’ai pas écouté une seule réunion depuis 2021. Je fais du playback de hochements de tête. Parfois, je hoche même la tête sur des sujets que je n’ai jamais compris.”
La réunion visio est devenue un théâtre de marionnettes. Le micro reste éteint, la caméra en mode “expression neutre professionnelle”, et chaque salarié perfectionne la technique du “mute-Netflix” : tu lances une série dans une fenêtre flottante pendant que tu fais semblant d’assister à une réunion stratégique sur l’alignement des valeurs.
Et le plus fou, c’est que personne ne dit rien. Parce que tout le monde fait pareil. Chacun joue le jeu, chacun ment à chacun, dans une sorte de pacte silencieux : "Je fais semblant avec toi, si tu fais semblant avec moi." Même les chefs sont parfois en train de checker leur LinkedIn en cachette pendant qu’ils récitent des mots vides comme “synergie” ou “impact transversal”.
Résultat : on passe des heures connectés, à ne rien dire, à ne rien décider, à ne rien retenir… mais à donner l’illusion d’une activité collective intense. Et ça suffit à cocher la case : “collaboration inter-équipes efficace”.
Et vous, vous croyez vraiment qu’on bosse pendant ces réunions ?
Non.
On fait les morts. Mais les morts efficaces.
6. La guerre froide du Slack
Oubliez la bombe atomique. La vraie dissuasion moderne, c’est un petit point vert à côté de ton nom sur Slack. Le taskmasking numérique a ses champs de bataille silencieux, et Slack est son front le plus sournois. Ici, pas de bruit. Juste des statuts, des horaires d’apparition en ligne, des messages tapés mais jamais envoyés, et l’art subtil du “vu mais pas répondu (exprès)”.
On entre dans une ère de surveillance passive-agressive où chacun espionne les autres pour mesurer leur implication fictive.
Un RH confidentiel — qui nous a parlé sous condition d’anonymat — l’admet sans détour :
“On n’a plus de critères objectifs. Alors on regarde si les gens répondent vite, s’ils sont ‘en ligne’. C’est débile, mais on a besoin de croire qu’on contrôle encore quelque chose.”
Les taskmaskers l’ont compris avant tout le monde. Ils laissent Slack ouvert en permanence, balancent des petits “OK” ou “vu” à intervalles réguliers, programment des messages à 23h17 pour simuler une productivité insomniac. Certains installent même des bots qui simulent une activité de frappe ou bougent automatiquement leur souris. Oui, le mensonge est automatisé.
Et pendant ce temps, dans les canaux partagés, une guerre froide se joue :
- Fulbert envoie un “Ping sur ce point, stp” à 8h04.
- Clothilde répond “Je regarde ça !” à 8h06.
- Puis… plus rien.
Un duel d’attentes muettes, de non-dits numériques, où chacun espère que l’autre oubliera.
Les managers ? Fascinés. Ils scrutent les timestamps comme des devins lisant dans les entrailles du Cloud. Un message envoyé tôt le matin ou tard le soir = engagement. Et peu importe si c’est du vent.
Un salarié résume le délire :
“J’ai passé deux jours à réfléchir à comment paraître actif sans rien foutre. Et j’ai été félicité pour mon implication.”
Slack n’est plus un outil. C’est une arène psychologique, où l’inactivité réelle est masquée par une activité digitale mimée. Tu tapes, tu effaces, tu tapes encore. Tu laisses croire que tu réfléchis. Et en face, tout le monde fait pareil.
Bienvenue dans cette guerre froide où le silence n’est pas l’ennemi… mais l’arme principale.
7. Burn-out de façade, bore-out de l’âme
Il y a ceux qui croulent sous le vrai travail. Et puis il y a les autres : les champions du taskmasking, ces illusionnistes qui finissent par se cramer… à force de faire semblant. Car oui, simuler l’épuisement, ça finit par épuiser pour de vrai.
Un employé nous a écrit anonymement — depuis ce qui semble être un lit médical — pour témoigner :
“J’ai fini en arrêt maladie après six mois à jouer le gars surchargé. Je faisais rien, mais j’étais vidé. C’est comme si j’avais couru un marathon mental… sans bouger de ma chaise.”
Bienvenue dans le paradoxe moderne : tu fais rien, mais t’es crevé. La charge mentale est bien réelle, même quand la charge de travail est fictive. Pourquoi ? Parce qu’il faut toujours être en alerte, prêt à justifier ton inaction par une activité imaginaire. Et ça, c’est un boulot à plein temps.
Le bore-out, cette forme raffinée de torture où l’on meurt lentement d’ennui sans jamais pouvoir l’admettre, devient une maladie invisible des open spaces. Mais comme on doit toujours faire semblant d’être débordé, on le cache derrière une performance d’épuisement. Yeux cernés, frigo vide, “Désolé, j’ai pas eu le temps de dormir…”
Personne n’ose dire : “En fait, j’ai rien foutu, mais je suis au bout du rouleau d’avoir simulé.”
Et les chefs ? Toujours aussi lucides (spoiler : non). Ils félicitent :
“J’admire ton engagement. Tu donnes tout, ça se voit.”
Tu penses : Oui, je donne tout dans mon numéro de mime corporate, et je saigne de l’intérieur.
Le taskmasking, à force d’être pratiqué comme un art de guerre psychologique, devient une prison mentale. Tu t’épuises à entretenir le décor. À maintenir l’illusion. À ne pas te trahir. Et plus personne ne sait si tu travailles ou si tu joues au théâtre de l’efficacité.
C’est du vide, mais du vide bien stressant.
Un épuisement sans production.
Une souffrance sans reconnaissance.
Un slow-suicide administratif avec badge nominatif et pot de départ.
8. L’entreprise : théâtre d’ombres modernes
L’entreprise moderne n’est plus une structure de production. C’est devenu un théâtre d’ombres, où chacun joue son rôle, éclaire sa silhouette, et récite des lignes de bullshit sans jamais toucher la scène principale : le travail réel. On n’est plus là pour faire, on est là pour jouer à faire.
Chaque employé devient un personnage. Le “super débordé”. Le “je suis sur trop de projets”. Le “je check ça tout à l’heure”. Et surtout, le “on en reparle en réunion” (traduction : je ne ferai rien, mais je veux le dire dans un endroit où personne n’ose poser de questions).
Et attention, le décor compte. Double écran allumé avec 47 fenêtres ouvertes. Post-it stratégiquement éparpillés. Une bouteille d’eau vide (signe d’un salarié hydraté et donc actif). Les bons taskmaskers savent que le moindre détail visuel peut faire la différence entre “bosse dur” et “bosse pas”.
Une ex-DRH, désillusionnée mais brillante, le dit sans trembler :
“On ne récompense plus les résultats, mais la chorégraphie du labeur. L’agitation visible, les regards absorbés par le vide, les mails envoyés à 21h avec des pièces jointes qui ne s’ouvrent pas.”
Et les chefs ? Ils en sont les metteurs en scène involontaires. Ils aiment le théâtre. Ils notent la présence, la participation, l’émotion jouée : “On sent que tu t’impliques !” Bien sûr qu’on s’implique : dans la plus grande pièce de théâtre collectif jamais montée depuis Molière.
Mais le fond, lui, disparaît. Le travail utile est devenu le parent pauvre, celui qui ne fait pas de bruit, qui ne se voit pas. Celui qui ne permet pas de briller en réunion. Résultat ? L’ombre prend le pouvoir. La forme devient substance. L’apparence devient compétence.
Le taskmasking prospère dans cet univers où la performance réelle n’est plus mesurable, mais où tout le monde veut quand même avoir l’air important. C’est Kafka sous antidépresseurs. C’est 1984, mais avec des slides PowerPoint animés.
Alors on joue. Tous. Parce qu’on sait qu’à la fin, ce n’est pas celui qui livre qui gagne… c’est celui qui fait croire qu’il est essentiel. Et dans ce théâtre d’ombres, les plus transparents sont souvent ceux qu’on garde.
9. Faut-il virer les meilleurs illusionnistes ?
Provocation gratuite ? Non. Réflexion légitime.
Et si, au fond, les meilleurs taskmaskers étaient le miroir gênant d’un système absurde ? Et si ceux qui brillent sans produire, qui survivent en mimant l’urgence, n’étaient pas les parasites… mais les produits les plus cohérents du monde du travail tel qu’il est devenu ?
Posons la question franchement : pourquoi garder quelqu’un qui ne fait rien, même si personne ne s’en rend compte ?
Réponse : parce que cette personne joue parfaitement le jeu. Elle envoie les bons signaux. Elle coche les cases. Elle est là, visible, connectée, disponible, en alerte… pour rien, certes, mais disponible. Et ça, c’est la nouvelle vertu cardinale du capitalisme mollement numérique.
Virer ces illusionnistes, ce serait risquer d’exposer l’inutilité générale de tout un pan de l’activité managériale.
Un chef qui vire un taskmasker, c’est un chef qui admet qu’il n’a rien vu. Qu’il a récompensé l’apparence pendant des mois, voire des années. Et ça, c’est impensable. Donc on garde l’illusionniste. On l’intègre même dans des comités. On lui donne des projets-poudres-aux-yeux. On le laisse briller dans le vide.
Un consultant anonyme — payé pour organiser des réunions inutiles sur l'efficacité — l’a résumé à merveille :
“Ce n’est pas qu’ils ne servent à rien. C’est qu’ils servent à faire croire que tout le reste est utile.”
Alors oui, posons la question : faut-il les virer ?
Non. Surtout pas. Il faut les observer. Les étudier. Ils sont l’avant-garde du futur de l’emploi : des avatars vides de sens, nourris au Wi-Fi, capables de rester huit heures en ligne sans rien produire, mais toujours valorisés pour leur présence constante.
Peut-être qu’un jour, ce seront eux les derniers à rester debout.
Quand tout le monde aura craqué sous la pression de devoir “réellement travailler”, eux seront encore là, infatigables, simulant l’urgence, avec un onglet Excel ouvert et un regard grave, prêt à dire :
“On en parle demain ?”
10. Apologie finale du glandeur génial
Et si… et si le taskmasker n’était pas un fraudeur ? Et si, au contraire, il était le seul à avoir tout compris ?
Dans un monde où le bullshit est ROI, où les réunions s’auto-reproduisent et où l'on passe plus de temps à faire des to-do lists qu’à cocher des cases, refuser de s’agiter pour rien, c’est peut-être l’acte de résistance ultime.
Parce que soyons honnêtes : combien de fois avez-vous bossé sur un dossier “urgentissime” qui n’a jamais été lu ? Combien de fois avez-vous passé des heures à créer un tableau de bord pour quelqu’un qui ne sait même pas l’ouvrir ? Et là, au milieu de ce cirque, un gars ou une meuf qui dit “fuck tout ça” et qui se met à feindre l’activité, c’est peut-être lui le vrai héros.
Le glandeur génial n’est pas paresseux. Il est lucide.
Il a compris que dans cette entreprise-théâtre, le talent n’est plus de produire… mais d’économiser son énergie en préservant l’illusion. Il ne joue pas contre le système, il le mime jusqu’à l’absurde, pour mieux en dénoncer la vacuité.
Et si c’était ça, le futur du travail ? Des gens brillants qui bossent deux heures par jour, et passent les six suivantes à protéger leur cerveau de l’absurde, en scrollant LinkedIn pour faire croire à leur veille stratégique.
Un glandeur génial l’a dit en confidence :
“Je fais moins, mais mieux. Le reste du temps, je respire. Et franchement ? Je vis mieux que tous les pantins agités autour de moi.”
C’est violent. C’est provoc’. C’est réaliste.
Alors oui, levons nos mugs à l’effigie de la productivité vide, et célébrons les glandeurs géniaux.
Car eux, au moins, ne détruisent rien.
Ils ne fabriquent pas de faux besoins.
Ils ne polluent pas de tableurs Excel.
Ils font semblant, oui — mais ils ne nuisent pas.
Et dans le monde de l’entreprise moderne…
C’est peut-être ce qu’on peut faire de plus utile.
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