Naël, icône jetable d’un chaos recyclable

1. Mort à crédit

Tu nais à Nanterre, Aulnay ou Trappes, et déjà, c’est comme si un stylo invisible signait ta condamnation. Pas de procès, pas de juge, juste une longue liste d’abandons tamponnée “démerde-toi”. On ne naît pas tous égaux devant l’avenir, certains le doivent à crédit dès la naissance, avec des taux d’intérêt fixés par le mépris.

À 11 ans, t’as déjà l’œil qui guette les contrôles de police et le cerveau qui calcule comment éviter les emmerdes. À 13, t’apprends à baisser les yeux sans perdre la face. À 15, t’as compris que ton casier scolaire compte moins que ton casier judiciaire. Et à 17, t’es mort. C’est court, une vie sous stigmatisation permanente. C’est intense, surtout quand l’indifférence sociale porte un uniforme.

Mais le plus beau dans tout ça ? C’est que le reste du pays feint de découvrir le problème à chaque nouveau drame. “Encore ?” s’étonne-t-on, comme si on n’avait pas versé ce cocktail instable depuis des décennies. Comme si Naël était un bug, et non la conséquence logique d’un système qui préfère ériger des murs que bâtir des ponts.

Alors on s’écharpe sur le bon ou le mauvais garçon, on cherche dans sa bio des raisons d’être choqué “juste ce qu’il faut”. Trop victime pour être oublié, pas assez pur pour être pleuré sans condition. Mort à crédit, en somme. Payable en silence, en hashtags et en minutes de JT.

À qui le tour ?

2. La fabrique de la racaille

On l’appelle “racaille” parce que ça soulage. Un mot-valise, un mot-poubelle. Pratique pour compresser toute une vie d’échecs collectifs dans quatre syllabes qu’on balance avec mépris dans un micro ou autour d’un barbecue. “La racaille”, ça permet de désigner sans comprendre, condamner sans réfléchir, simplifier sans honte.

Mais où naît-elle vraiment, cette fameuse racaille ? Spoiler : pas dans une tour HLM en elle-même. Elle se forme dans les interstices d’un système qui produit de l’exclusion comme une usine crache du plastique. Elle prend forme quand un gamin passe 12 ans dans des écoles sous-dotées, face à des profs à bout, sans psy, sans soutien, mais avec des caméras de vidéosurveillance. Elle grandit quand on refuse un stage à cause d’un prénom, quand on l’appelle “Kevin” ou “Mokhtar” avec une grimace dans la voix.

La racaille, c’est un produit manufacturé. Par l’urbanisme ségrégué, par l’école qui trie, par les patrons qui filtrent, par les politiques qui mentent. On en parle comme d’une menace venue d’ailleurs, alors qu’elle est 100% made in France. Et on l’exporte dans les discours comme une preuve que “tout fout le camp”.

Et puis surtout, c’est une identité imposée. Parce qu’à force d’entendre qu’on est un problème, certains finissent par jouer le rôle. Et là, magie du cynisme : le système dit “vous voyez ? On avait raison.”

Elle est pas née racaille, Naël. Elle a été désignée comme telle. Et une fois l’étiquette posée, c’est plus facile d’appuyer sur la gâchette.

3. Les médias, dealers d’indignation

Ils arrivent toujours les premiers. Pas pour aider. Pour cadrer. Pour couper, monter, diffuser. La mort de Naël ? Un fait divers au départ, une émeute émotionnelle 24h plus tard. BFM en boucle, chaînes info en mode perfusion de pathos, et les journalistes déguisés en urgentistes de l’émotion publique.

Ils distribuent l’indignation comme on vend de la coke. Une ligne bien pure, bien montée, avec des violons en fond sonore, une mère en larmes, une photo floue et un portrait en noir et blanc avec un petit cœur. Le tout saupoudré de statistiques floues et de témoignages pré-mâchés. Ils veulent pas expliquer. Ils veulent faire pleurer.

Le journalisme d’analyse ? En RTT. À la place : des titres putassiers, des débats où un éditocrate blanc, quinqua, explique doctement ce que vivent “les jeunes des cités”. La caricature du réel est plus vendeuse que la complexité. Parce que le doute ne fait pas d’audience. Parce que la réflexion ne booste pas le replay.

Et puis surtout, ils hiérarchisent la mort. Y’a les morts utiles, avec potentiel de storytelling. Et puis les morts banales, qui restent à l’état de statistiques. Naël, lui, coche toutes les cases : jeune, arabe, banlieue, scooter, police. Jackpot émotionnel. De quoi faire tourner les plateaux pendant une semaine.

Mais après ? On remballe. On passe au crash d’avion, au foot, ou à la météo caniculaire. Les médias, dealers d’indignation, changent de came. Le public, lui, redescend. Naël retourne dans le néant dont il n’aurait jamais dû sortir. Sauf que lui, il est resté mort. Pas le buzz.

4. Quand un gilet pare-balles vaut plus qu’une vie

Bienvenue dans la République du gilet pare-balles. Ce n’est plus une protection : c’est un totem. Un symbole sacré qu’il ne faut surtout pas remettre en question. Celui qui le porte est au-dessus du doute, au-delà du soupçon. Même quand il flingue un môme à bout portant. Parce qu’il avait “peur”. Parce qu’il voulait “se protéger”. Et ça suffit à faire jurisprudence dans l’opinion.

On ne juge plus les actes, on valide les intentions. Et quand c’est un flic, l’intention est toujours pure. Même quand elle laisse un corps sur le bitume. Même quand la vidéo dit autre chose. Le gilet pare-balles devient carte blanche. Autorisation implicite de tirer si t’as un peu les chocottes. Une peur blanche, légitimée, couverte, récompensée.

La hiérarchie ? Solidaire. Les syndicats ? Ventriloques du pouvoir. Les ministres ? Hypnotisés par le mot “ordre”. La société ? Divisée entre ceux qui crient “assassin” et ceux qui répondent “il l’a bien cherché”. Mais personne pour demander : pourquoi un gosse de 17 ans sans arme est mort, et pourquoi celui qui a tiré rentre dormir chez lui ?

Un gilet pare-balles ne devrait pas valoir plus qu’une vie. Mais dans le pays des symboles à géométrie variable, c’est la cuirasse qui décide qui mérite justice. Naël avait un corps. L’autre avait un gilet. Et ça a suffi à faire pencher la balance.

5. T’as vu, il avait un casier

C’est la nouvelle liturgie du pardon refusé : sortir le casier judiciaire comme on brandit un justificatif d’exécution. Ah, il avait été interpellé ? Ah, il avait refusé d’obtempérer ? Eh bien voilà. Fermez le ban. Affaire classée.

La société se vautre dans cette logique de comptable sadique : chaque mention sur le casier transforme la victime en complice de sa propre mort. Pas d’innocence posthume pour ceux qui ont “fait des conneries”. Pas de droit à l’erreur quand t’es jeune, bronzé, et que ton code postal commence par 93. T’as grillé un feu ? T’as grillé ton droit à la compassion. Et maintenant, tu es du carburant pour les débats de comptoir.

Mais posons la question interdite : depuis quand une fiche de police vaut-elle condamnation à mort ? Depuis quand une ligne sur un fichier justifie une balle dans la tête ? Depuis quand refuse-t-on l’humanité à ceux qui n’ont pas la virginité morale comme carte d’identité ?

La vérité ? Ce réflexe de sortir le casier, c’est la manière la plus lâche de rassurer les consciences : “Il n’était pas tout blanc”. Comme si être “tout blanc” — au sens moral ou chromatique — était une condition pour avoir droit à la vie. On décortique les erreurs du mort pour mieux excuser le geste du vivant. On enquête sur celui qui ne pourra plus répondre, pendant que celui qui a tiré bénéficie du doute institutionnel.

T’as vu, il avait un casier. Oui. Et alors ? Est-ce que ça change la violence du coup de feu ? Est-ce que ça rend la balle plus douce, plus propre, plus juste ? Non. Ça ne fait que rendre la société plus sale.

6. Naël, produit de l’époque ou crash test sociétal ?

Naël, c’est pas juste un prénom. C’est un miroir qu’on ne veut surtout pas regarder. Ce gamin de 17 ans, mort sur un refus d’obtempérer, ce n’est pas un bug du système. C’est une fonction. Une alerte rouge qu’on préfère mettre en mode silencieux.

Certains veulent en faire un symbole, d'autres un fait divers. Mais en réalité, Naël est un produit fini, sorti de la chaîne d’assemblage d’une époque détraquée : école à l’abandon, services sociaux sous respirateur, quartier ghettoïsé, relations police-population dignes d’un pays sous occupation, et comme seul horizon, un scooter pour échapper à l’ennui.

Il n’a pas choisi de devenir une figure publique posthume. Il ne s’est pas levé ce matin-là en se disant “aujourd’hui, je vais cristalliser 50 ans de tension sociale”. Il vivait. Mal, peut-être. Mais il vivait. Et il est mort parce qu’une société incapable de se réformer préfère tirer dans le tas que corriger ses trajectoires.

Et si Naël était un crash test ? Un crash test grandeur nature pour tester la résistance de notre façade républicaine. Verdict : la façade s’effrite. Le mur s’écroule. Et derrière, il n’y a pas de solution miracle, juste un vide politique, social et moral.

Naël, c’est pas le problème. C’est la conséquence. Mais comme toujours, on préfère disséquer les symptômes que soigner la maladie. Plus pratique. Moins engageant. Et surtout, ça évite d’avoir à remettre en cause les fondations du système qui l’a laissé mourir.

7. “Pas de vagues”, version urbaine

“Pas de vagues” : voilà le mantra de l’Éducation nationale, devenu cri d’agonie de la République tout entière. On applique la même stratégie dans les cités qu’en salle des profs : on enterre, on étouffe, on évite. Il y a des tensions ? Faisons comme si de rien n’était. Des alertes ? Classées sans suite. Des jeunes qui partent en vrille ? “Ça finira bien par se calmer.”

Mais dans les quartiers, “pas de vagues” devient “pas de réponse”. Pas de soutien. Pas d’avenir. Et quand la mer monte, l’État construit des digues en CRS et des discours creux. Rien pour prévenir, tout pour réprimer.

Naël, comme tant d’autres, a grandi dans cette version politique du “ferme ta gueule”. Pas d’écoute, pas d’espace de parole, juste une série d’interdictions déguisées en règles républicaines. Une école où on apprend plus à se taire qu’à penser. Une société qui surveille plus qu’elle n’élève. Des institutions qui ferment les yeux jusqu’à ce qu’un gosse meure, puis ouvrent la bouche en conférence de presse.

La République, dans ces zones, pratique l’omission stratégique. Elle ne parle pas. Elle stigmatise. Elle accuse. Et surtout, elle fait silence. Pas de vagues, c’est bien. Pas de morts, ce serait mieux.

Mais voilà : à force de contenir les tempêtes, on finit par fabriquer des ouragans. Et après ? On joue les étonnés. On regarde les ruines. On tweet “plus jamais ça”. Jusqu’au prochain.

8. Le grand tabou : et si les deux côtés avaient raison (ou tort) ?

Voilà la phrase qui fait buguer tout le monde : et si les deux avaient raison ? La police ET les jeunes. Ou pire : et si les deux avaient tort ? Ce serait trop nuancé, trop humain, trop dangereux pour l’ordre binaire de nos indignations bien rangées.

D’un côté, des flics qui bossent dans des conditions de merde, avec une formation au ras des paquerettes, lâchés dans des zones qu’on a abandonnées depuis des décennies, et à qui on demande de maintenir l’ordre avec une matraque et un vague espoir. Qui voient des collègues brûlés vifs, insultés, pris à partie, et finissent par voir tout jeune noir ou arabe comme une menace potentielle. Usure psychologique, pression hiérarchique, culture de la peur. L’erreur devient presque une fatalité.

De l’autre, des gamins livrés à eux-mêmes dans un décor de béton et de clichés, qui grandissent en entendant “ici t’as pas d’avenir”, qui voient les flics comme une armée d’occupation, qui ont intégré qu’on ne les respectera jamais, alors autant jouer la carte du mépris en retour. Tu refuses d’obtempérer ? C’est pas par bravade, c’est parce que t’as intégré que t’es déjà condamné.

Mais cette vérité-là, personne ne veut l’entendre. Elle dérange. Elle fout en l’air les narratifs tout faits : celui du flic héros ou celui de la racaille martyr. Elle oblige à sortir des slogans, à penser, à douter. Et ça, c’est l’angoisse des temps modernes.

Parce qu’accepter que les deux côtés soient en souffrance, c’est admettre qu’on a collectivement merdé. Et qu’il va falloir faire autre chose que s’indigner sur fond noir en story Instagram.

9. Icône jetable, opinion recyclable

Naël n’est plus un jeune. C’est une image. Une affiche. Un nom écrit à la bombe sur un mur, effacé trois semaines plus tard par le service de propreté urbaine. Il est devenu ce que notre société sait faire de mieux : un symbole à usage unique.

On l’a transformé en martyr, en totem, en sujet de débat à la machine à café. Et puis, comme tout ce qu’on consomme trop vite, on l’a oublié. Place au prochain drame, au prochain hashtag, à la prochaine indignation. Naël est entré dans la file d’attente de notre mémoire collective saturée.

La mécanique est huilée : une mort choquante, un emballement émotionnel, des pancartes, des marches blanches, des éditos enflammés. Puis, silence. Le pays a vidé son quota de larmes, de colère, de débats. On recycle les indignations, on remplace les noms. Naël, Adama, Zyed, Bouna… ils deviennent des pastilles dans un almanach de l’injustice.

Ce qui reste, c’est la lassitude. L’opinion publique oscille entre exaspération et indifférence. Trop de morts, trop de colère, trop de bruit. Et donc, plus rien. Un grand vide. La souffrance devient un bruit de fond, comme un bourdonnement qu’on n’entend plus.

Naël, icône jetable. Mais à l’échelle d’un système qui sacrifie ses enfants sur l’autel de l’oubli, c’est parfaitement cohérent. Parce que si on le garde trop longtemps en mémoire, il faudrait peut-être faire quelque chose. Et ça, c’est bien plus violent que de l’enterrer dans le silence.

10. Fin de partie : à quand la vraie conversation ?

Et voilà, rideau. On remballe les banderoles, on éteint les bougies, on archive les tweets. Le mort est enterré, l’affaire classée, et le débat ? Aussi vivant qu’un poisson rouge dans un cendrier. Pourtant, la question hurle encore dans le vide : quand est-ce qu’on aura une vraie conversation ?

Pas celle entre éditorialistes ventriloques sur un plateau télé. Pas celle entre politiques en campagne permanente, ni celle entre militants qui crient plus fort qu’ils n’écoutent. Une vraie conversation. Avec de vrais gens. Des flics qui osent dire leur ras-le-bol sans réciter la com’ syndicale. Des jeunes qui racontent leur quotidien sans jouer les mascottes de la misère. Des parents qui n’ont pas besoin qu’un de leurs gosses meure pour qu’on les entende.

Mais on sait pourquoi cette conversation n’aura pas lieu : elle coûte trop cher. Pas en argent. En confort. Elle obligerait chacun à abandonner ses postures, à affronter ses contradictions, à admettre que la situation actuelle n’est pas une fatalité, mais une fabrication humaine. Collective.

Alors à la place, on se satisfait de petits clashs et de grandes phrases. On traite les symptômes à coups de flashballs, de reportages sensationnalistes et de statistiques bien choisies. Mais le corps social, lui, continue de pourrir. Lentement. Silencieusement.

Naël n’est pas une fin. C’est un symptôme. Un de plus. Et tant qu’on continuera à en faire des sujets d’articles au lieu de sujets de société, on tournera en rond dans ce théâtre morbide. La prochaine victime est déjà en route. Ce n’est qu’une question de contexte.

Alors ? On parle, ou on recommence ?

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