Rire ou crever : anatomie d’un monde qui ne supporte plus l’humour à notre époque

1. Les gazelles effarouchées : généalogie d'une génération choquable

Il fut un temps — pas si lointain — où entendre une vanne bien crade sur Jésus, les camps ou les blondes ne déclenchait pas une descente de police émotionnelle. On pouvait rire. S’esclaffer même. Parfois honteusement, mais sincèrement. Et surtout, sans craindre de finir empalé sur un thread Twitter écrit en CAPS LOCK.

Mais aujourd’hui, il suffit d’un mot de travers pour qu’un coin d’Internet prenne feu. Pourquoi ? Parce qu’on a élevé toute une génération dans la ouate de la validation permanente, dans le culte de la sensibilité sanctifiée. C’est pas une question de droite ou de gauche, de wokisme ou d’anti-wokisme. C’est un shift anthropologique : le choc n’est plus une épreuve, c’est une agression. Et l’agression n’est plus une action, c’est une sensation.

On a remplacé les anticorps intellectuels par des alertes trigger. On a substitué le débat contradictoire par des consignes de bienveillance obligatoire. Et, comme prévu, en cherchant à préserver tout le monde du moindre inconfort, on a rendu tout le monde fragile, hystérique et prompt à dégainer le signalement.

Le plus ironique ? Ceux qui hurlent aujourd’hui qu’ils sont “blessés” par une blague sont parfois les mêmes qui, hier, riaient de tout. Et s’ils ne riaient pas, ils encaissaient. Car c’était comme ça : le rire n’avait pas à s’excuser d’exister. Aujourd’hui, le simple fait de provoquer une émotion négative suffit à condamner un propos. Le ressenti est devenu roi, tyran capricieux qui décrète ce qui peut ou non être dit.

Et cette génération “gazelle” ? On l’a gavée à la dopamine numérique, habituée à la caresse algorithmique des likes et aux espaces sans friction. Pas étonnant qu’au moindre grain de sel, elle hurle à la mer. Pourtant, la vie est tout sauf hypoallergénique. Vouloir un monde sans choc, c’est vouloir un monde sous vide. Un monde mort.

Alors non, ce n’est pas une preuve de progrès que d’avoir peur de tout. C’est une régression. Et l’humour, dans tout ça, crève la gueule ouverte.

2. Tu peux rire de tout, sauf de ce que je vénère

Il y a une règle tacite, absurde et absolument moderne qui régit désormais l’humour : “On peut rire de tout, sauf de ce qui me touche personnellement.” C’est la clause sacrée du narcissisme contemporain. Le monde entier doit pouvoir être tourné en dérision... sauf ma douleur, ma cause, mon vécu, ma minorité, mon drapeau émotionnel. C’est le syndrome de la sacro-sensibilité sélective.

Tu peux faire une blague sur les curés pédophiles, tant que t’as pas un oncle prêtre. Tu peux rire d’un sketch sur les trans, tant que tu n’es pas en train de transitionner. Tu peux ironiser sur les juifs, les noirs, les véganes, les roux, les gros, les moches, les croyants — tant que tu n’as aucune de ces cases dans ton CV identitaire. Et si jamais tu les as… alors tu deviens l’unique dépositaire du droit de rire de toi-même. L’autodérision est tolérée, la dérision extérieure est blasphème.

Ce délire n’est pas innocent. Il s’ancre dans une obsession identitaire qui sacralise le moi. Plus rien n’est collectif. Plus rien n’est détaché. Tout est autobiographique. Tout est une blessure en suspens, prête à s’ouvrir à la moindre remarque. Le moindre sketch devient une microagression. Et soudain, on ne rit plus ensemble. On rigole en silo, dans des safe spaces humoristiques, validés par des charts de respect et de consentement émotionnel.

Mais attention, cette logique mène à une impasse : si tout le monde est intouchable, personne n’est atteignable. L’humour devient alors une parade aseptisée, une suite de clins d’œil convenus à ceux qui sont “du bon côté”. Un humour sous perfusion d’auto-censure, qui rassure mais ne déstabilise plus. Bref, du laughing tofu : sans goût, sans muscle, sans graisse, sans piment.

Il y avait quelque chose de beau, jadis, dans cette capacité à rire d’autrui et d’accepter d’être moqué. C’était une forme de contrat social implicite : “je te taille, tu me tailles, et dans le fond, on sait que ça vient d’un endroit pas si méchant.” Aujourd’hui ? Ce pacte a explosé. Chacun veut garder le droit de tirer, mais exige de porter un gilet pare-balles en retour.

Alors on se retrouve avec des blagues en cercle fermé, des sketchs sous surveillance, et des comédiens qui marchent dans un champ de mines identitaires en espérant ne pas faire péter la dernière minorité encore calme. Résultat : c’est plus simple de ne rien dire. Ou de faire des vannes sur son chat et les croissants. Et ça, c’est la mort du rire. La vraie.

3. Desproges aurait été viré en 5 minutes de YouTube

Pierre Desproges. Ce mec balançait des vannes sur Auschwitz en prime-time, avec un rictus de sociopathe cultivé et un flegme de philosophe dépressif. Aujourd’hui ? Il aurait été décapité sur TikTok en moins de deux hashtags. "Canceled" avant la fin de son intro, flingué par des ados militants qui confondent humour noir et appel au meurtre.

Ce n’est pas une hypothèse rigolote, c’est une certitude : Desproges ne passerait plus. Pas une seconde. Coluche non plus. Bedos père, n’en parlons même pas. Ils feraient l’objet d’une compilation indignée, “10 propos problématiques”, sur YouTube, avec une musique dramatique et des tweets de condamnation en surimpression.

Et le plus tragique, c’est que ces mecs ne faisaient pas que rire. Ils faisaient penser. C’étaient des chirurgiens du langage, des dissec-teurs de tabous. Le rire était un outil de dissection sociale. Aujourd’hui, il est devenu un produit sous cellophane, calibré pour ne froisser ni les sponsors, ni les activistes, ni les algorithmes.

Les plateformes comme YouTube ont érigé une nouvelle censure : pas de contenus "potentiellement offensants". Ce qui veut dire quoi exactement ? Rien. Ou plutôt : tout ce qui pourrait heurter quelqu’un, quelque part, dans un rayon de 12 fuseaux horaires. Et donc tout. Car dans ce monde, quelqu’un se sent toujours offensé. Toujours.

L'humour est devenu un produit formaté pour l’économie de l’indignation : trop sulfureux ? Déréférencé. Trop grinçant ? Signalé. Trop vrai ? Supprimé. Le rire devient compatible avec les CGU (Conditions Générales d’Utilisation), pas avec la lucidité.

Mais alors, qu’est-ce qu’on regarde à la place ? Des sketchs sur les chaussettes, les applis de rencontre, les grumeaux dans la purée. On rit de notre quotidien inoffensif parce que c’est la seule chose qui ne soulève pas de débat. On remplace le fond par le fun, le caustique par le confortable.

C’est pas que Desproges aurait été viré. C’est que Desproges, aujourd’hui, n’aurait même pas commencé. Il n’aurait pas eu le droit d’exister. Et avec lui, c’est toute une conception du rire qui a disparu : le rire comme thermomètre de l’époque, comme soupape politique, comme outil d’exorcisme collectif.

Alors à ceux qui disent que l’humour n’a jamais été aussi libre, je réponds : non, il n’est pas libre. Il est algorithmé. Il est domestiqué. Il est toléré tant qu’il fait vendre et qu’il ne dérange personne. Et ça, c’est pas de la liberté. C’est une cage dorée. Avec des gifs rigolos dedans.

4. La dictature des émotions : il m’a blessé, donc il a tort

Bienvenue dans le monde merveilleux de la démocratie émotionnelle absolue, où la gravité d’un propos ne se mesure plus à son intention, mais à l’intensité de la larme qu’il déclenche. “Il m’a blessé” est devenu l’argument imparable, la sentence divine, le tampon rouge qui écrase toute discussion. Ce n’est pas “je pense”, ni “je démontre”, ni même “je ressens” — c’est “je souffre, donc tu dois te taire.”

C’est brillant de perversion. Parce que qui pourrait oser dire à une personne qu’elle n’a pas mal ? Personne. Et donc, toute critique d’un propos jugé choquant devient un procès à huis clos où l’accusé est toujours coupable. Et l’humour là-dedans ? Il n’a plus aucune chance. Il est jugé non pas sur sa pertinence, sa cible ou son intelligence, mais sur sa capacité à ne froisser personne. Or, blague qui froisse personne = blague inutile.

Le problème ? On a inversé la charge de la responsabilité : ce n’est plus au récepteur de contextualiser ce qu’il entend, mais à l’émetteur de deviner tous les traumatismes potentiels de son public. L’humoriste devient un équilibriste paranoïaque. Il ne fait plus des blagues, il fait des tests PCR émotionnels.

Tu fais une blague sur les mamans ? Quelqu’un dans la salle a perdu la sienne. Tu fais une blague sur les pauvres ? Quelqu’un a été SDF trois mois en 2011. Tu ironises sur le wokisme ? Tu oppresses les opprimés. Et pendant ce temps, les gens se baladent avec leur petite boîte à douleurs, toujours prête à s’ouvrir pour prouver qu’ils ont été offensés les premiers.

Et là, tu veux dire : mais c’est bien, non ? On prend en compte la souffrance des autres ! Oui, mais à quel prix ? La compassion est une vertu. L’hyper-émotivité brandie comme sceptre de censure, c’est une pathologie sociale.

Parce que si on fait du ressenti individuel une mesure universelle, on enterre toute possibilité de débat, d’ironie, de nuance. On s’enferme dans une émocratie tyrannique où les plus blessés prennent le pouvoir sur les plus lucides. Et l’humour, qui a toujours été cette aiguille dans la fesse du monde, est prié de se reconvertir en doudou molletonné.

Je vais te dire une vérité qui pique : être choqué, ce n’est pas une injustice. C’est un signal vital. C’est un frottement contre tes croyances. Et parfois, ça fait du bien. Pas dans le sens du confort, mais dans celui de l’éveil. Rire de ce qui te dérange, c’est parfois le premier pas pour dépasser ta propre petitesse.

Mais on ne veut plus dépasser. On veut rester là, dans sa flaque d’émotion, avec des panneaux “ne pas me heurter”. Eh bien non. Si t’as envie d’être un adulte libre, il va falloir réapprendre à encaisser des choses qui ne te plaisent pas. Et peut-être même, un jour, à en rire.

5. La vanne sous assistance respiratoire

L’humour, aujourd’hui, c’est un type en costard dans une boîte en verre, relié à un respirateur, pendant qu’un comité d’éthique lit chaque vanne au stéthoscope. Il respire encore, ou c’est un spasme ? Est-ce qu’il rigole ou est-ce qu’il convulse ? C’est devenu flippant d’écrire une blague. Il faut penser aux conséquences avant même de trouver le jeu de mots.

Les humoristes modernes ? Des équilibristes sur Slack, TikTok et Zoom, surveillés par des community managers, des sponsors et des bots d’IA. Les punchlines passent par le filtre carbone neutre de la respectabilité. Et à la fin, on obtient une mousse tiède à base d'observations consensuelles : “Les ascenseurs, quand y’a du monde… hein ?!” — rire enregistré.

Mais c’est pas leur faute. Ils veulent juste survivre dans un monde où “faire marrer sans heurter” est devenu une équation plus complexe qu’un cours de physique quantique en araméen. Alors ils adaptent. Ils se recyclent. Ils font des “vannes de surface”. Pas trop profondes. Pas trop ciblées. Pas trop drôles, en fait.

Et puis il y a la grande hypocrisie : on applaudit les humoristes trash du passé, Coluche, Blanche Gardin, Ricky Gervais, tout en interdisant la naissance de leurs héritiers. On adore se souvenir de leur audace, mais on tuerait dans l’œuf quiconque essaie de reproduire ce ton aujourd’hui.

Résultat : l’humour devient anémique. Il se réfugie dans le méta, dans le commentaire du commentaire, ou pire, dans le mimétisme. On fait des blagues sur ceux qui font des blagues sur ceux qui faisaient des blagues. C’est le stand-up du néant, où l’audace est remplacée par des références à Netflix et du malaise contrôlé.

Même les plateaux d’humour sont devenus des zones démilitarisées : pas de sexe, pas de religion, pas de politique, pas de stéréotype, pas de vulgarité. On t’autorise à dire “merde” si c’est pour parler de ton ex, mais pas de ton président. Et encore.

Alors on applaudit poliment. On rit, mais avec modération. Comme on boit un vin sans alcool : pour faire genre, sans le risque de l’ivresse. L’humour sous assistance respiratoire, c’est ça. Il est toujours là, techniquement. Mais il vit sans vivre. Il n’a plus de souffle. Et surtout, plus de dents.

6. Le syndrome du mal-baisé : frustration et moralisme, même combat

Tu veux comprendre pourquoi tant de gens s’offusquent de tout, tout le temps, avec la ferveur d’un moine en manque de pénitence ? Spoiler : ça n’a rien à voir avec la morale. Rien à voir avec la justice, ni avec la défense des opprimés. La vérité est plus basse, plus moite, plus charnelle : on vit dans une époque de frustration sexuelle généralisée.

Oui, oui. Le monde est rempli de gens mal baisés — et je ne parle pas seulement de sexe raté, mais de désir réprimé, de libido comprimée, d’élan vital muselé par les injonctions contradictoires d’une société à la fois pornifiée et puritaine. On est saturé d’images de fesses mais interdit de contact humain. Exposés à tout, excités par rien, et autorisés à jouir uniquement dans les règles du respect absolu. C’est pas du désir, c’est de la compliance.

Et quand le corps est étouffé, c’est l’esprit qui déborde. Il faut bien que cette énergie trouve une sortie. Alors elle passe par la moraline, cette érection de la vertu qui remplace l’orgasme manquant par une indignation bien huilée. On s’invente des causes. On s’érige en justiciers. On chasse la blague “problématique” comme d’autres traquaient l’orgasme : avec ferveur, avec fièvre, mais sans plaisir.

Et qui sont les cibles de cette rage ? Les humoristes. Ceux qui osent parler du cul, du sale, du trivial. Ceux qui, parfois, rigolent de nos misères sexuelles, de nos complexes, de nos fantasmes inavouables. Insupportable pour l’auditoire qui se rêve pur, égalitaire, post-genre, post-désir. Le rire devient obscène parce qu’il rappelle ce qu’on a perdu : la liberté de bander pour une blague.

C’est pour ça que certains éclats de rire sont vécus comme des attaques personnelles. Parce qu’ils percent la carapace. Ils montrent qu’on est encore traversé par des forces archaïques, animales, incontrôlables. Et dans un monde où le contrôle est devenu l’ultime vertu, rire devient suspect.

Mais dis-toi bien une chose : la frustration non exprimée produit du fanatisme. Que ce soit religieux, politique, ou moral. Et aujourd’hui, les réseaux sont remplis de croisés de l’éthique, qui cliquent sur des drapeaux rouges au lieu d’aller se faire décoincer les chakras.

Alors oui, on vit dans une société de gazelles effarouchées, mais surtout de cerfs en rut bloqués dans une cage mentale. Et tant qu’on ne réconciliera pas humour, sexe et instinct, on continuera à crever de sérieux. Lentement. Hypocritement. Tragiquement.

7. Mieux vaut choquer que mourir d’ennui

Il y a deux manières de crever en société : à coups de scandales, ou à coups de silence. Et devine quoi ? On a choisi la seconde. Parce que ça fait moins de vagues. Parce que ça rassure les investisseurs. Parce que c’est plus “safe”. Mais c’est aussi la mort lente de tout ce qui rend la vie excitante, risquée, vibrante : le choc.

Choquer, ce n’est pas être méchant. Ce n’est pas être violent. C’est réveiller. C’est tordre le réel pour mieux le faire parler. C’est casser l’ordre établi pour faire émerger un sens nouveau. Choquer, c’est provoquer une secousse dans le crâne anesthésié du spectateur passif. C’est la gifle salutaire que l’époque n’ose plus se coller.

Mais aujourd’hui, on préfère l’ennui. Le tiède. Le plat. L’humour beige. Les talk-shows où tout le monde est d’accord, où on débat sans controverse, où l’on rit à des plaisanteries qui ne froissent même pas le rideau. On produit du consensus comme on produit du tofu : en évitant soigneusement tout ce qui a du goût, du gras, du sang.

Tu veux un test rapide ? Mets côte à côte une blague trash mais intelligente de l’époque Desproges, et une vanne Netflix 2025. Compare le niveau de risque. Compare la cible. Compare la densité de pensée. Tu verras : l’ennui a gagné. Pas parce qu’il est plus fort, mais parce qu’il est plus docile. Et donc, plus promu.

Et pourtant, le choc est une forme de soin. Un électrochoc, parfois. On ne sort pas du coma avec une caresse sur la joue. On sort avec une décharge de 400 volts dans le cortex. Le choc, c’est l’antidote à la somnolence collective. Il est violent ? Oui. Mais il est vivant. Et à une époque où tout est sous calmant culturel, où l’on consomme de la comédie comme des pastilles mentholées, il est peut-être le seul moyen de retrouver un pouls.

Refuser de choquer, c’est refuser de risquer. Et refuser de risquer, c’est renoncer à créer. C’est s’autocensurer avant même d’avoir dit un mot. C’est vivre dans un monde sans bord, sans creux, sans éclat. Une prison molle, où tout le monde sourit sans jamais rire vraiment.

Alors voilà : oui, mieux vaut choquer. Mieux vaut choquer et provoquer, et heurter, et diviser, que de sombrer dans l’indifférence fade d’un humour calibré pour ne faire de mal à personne — et donc, pour ne faire de bien à personne non plus.

8. L’humour comme exutoire des pulsions archaïques

Avant qu’on sache écrire, on riait déjà. Pas des memes sur les pigeons, non. Du cul, de la mort, du caca, de la honte, du ridicule. Bref, de tout ce que la civilisation passe son temps à réprimer. L’humour, à la base, c’est une fissure dans le mur de la bienséance. Un moyen de laisser s’échapper la vapeur des instincts qu’on nous demande d’étouffer.

Aujourd’hui, on aime croire qu’on est raffinés. Déconstruits. Complexes. Mais notre cerveau, lui, s’en fout. Il continue de produire des désirs sales, des colères absurdes, des peurs idiotes, des pulsions animales. Et quand on n’a plus le droit de les exprimer… on les transforme en ricanements. Le rire, c’est notre grognement autorisé.

C’est pourquoi l’humour noir, la moquerie cruelle, la caricature obscène ne sont pas des erreurs de la culture : ce sont ses soupapes de sécurité. On ne rit pas de la mort pour la banaliser, on rit pour ne pas s’effondrer. On ne rit pas des handicaps pour humilier, on rit pour supporter l’inconfort de notre propre vulnérabilité. On rit des viols, des génocides, des tabous, non pas parce que c’est drôle, mais parce que c’est trop horrible pour rester coincé en silence dans la gorge.

Et c’est précisément ce rire-là qu’on veut interdire aujourd’hui. Parce qu’il est incontrôlable. Parce qu’il ne se justifie pas. Parce qu’il révèle l’ombre qu’on veut cacher sous les filtres Insta et les chartes de respect. Mais tu sais quoi ? Plus on veut le contenir, plus il revient sale, plus il revient fort.

Tu ne peux pas faire disparaître les pulsions humaines avec des campagnes de sensibilisation. Tu ne peux pas chasser l’humour cru sans qu’il ressurgisse ailleurs — dans les caves, sur les forums, dans les recoins du web où la bienséance ne va jamais. Et ce rire, là, devient plus dangereux quand il est interdit. Parce qu’il devient une arme.

Mais à la base, ce rire-là est une thérapie. Une manière de dire l’indicible sans imploser. D’évacuer l’absurde. De survivre à l’insupportable. Le supprimer, c’est couper la dernière corde entre notre façade civilisée et notre chaos intérieur. Et quand cette corde pète… le chaos remonte. Brutal. Violent. Et là, crois-moi, on rira beaucoup moins.

Alors non, l’humour n’est pas un luxe. C’est une nécessité. Une pratique rituelle. Un exorcisme de nos démons internes. Et s’il dérange, c’est qu’il touche juste.

9. Underground Laughs : où se cache le vrai rire aujourd’hui ?

Le vrai rire ne meurt jamais. Il déménage.

Tu crois qu’il a disparu parce que tu ne le vois plus sur les plateaux télé, dans les galas sponsorisés par des yaourts allégés ou dans les sketchs Netflix au millimètre ? Faux. Il a juste quitté la scène officielle, comme un vieux punk qui refuse de jouer dans un casino. Il s’est barré dans les sous-sols.

Aujourd’hui, si tu veux rire pour de vrai — pas sourire, pas “lol”, pas hocher de la tête en disant “bien vu” — il faut chercher. Il faut gratter. Aller dans des caves. Des podcasts marginaux. Des open mics sans caméra. Des salons Discord planqués. Là où les mots ne sont pas filtrés. Là où on peut dire “ça va trop loin” en riant, et pas en tweetant un signalement.

Il y a des comiques qui bossent sans jamais être invités nulle part, parce qu’ils n’ont pas coché les bonnes cases. Parce qu’ils refusent le lexique obligé. Parce qu’ils n’ont pas envie de faire une blague sur leur chien qui rote en pyjama. Ces gens-là, tu ne les verras pas sur Brut, ni dans un “programme d’humour engagé”. Ils sont trop vrais pour être vendables. Trop borderline pour être alignés. Trop drôles pour être diffusables.

C’est aussi sur YouTube, parfois. Mais en non-répertorié. Ou sur des plateformes alternatives. Dans des stories Insta supprimées 24h après. L’humour subversif est devenu clandestin. Et ça, c’est une excellente nouvelle. Parce que quand l’humour se planque, c’est qu’il est vivant. Quand il se fait discret, c’est qu’il a de l’impact. Quand il se fait censurer, c’est qu’il dit un truc que le pouvoir, quel qu’il soit, ne veut pas entendre.

On est revenus à une forme de résistance culturelle. Comme dans les années 40, mais version numérique. Les humoristes engagés ne sont plus ceux qui font des blagues sur la planète et les éoliennes. Ce sont ceux qui osent dire “ta souffrance n’interdit pas ma vanne.” Ceux qui rient du genre, de la race, du sacré, sans demander pardon à chaque syllabe.

C’est ça, aujourd’hui, le vrai rire : un acte de contrebande. Et si tu le cherches, il est là, quelque part, dans une salle moite, devant trente personnes, avec un micro qui grésille, et un type ou une nana qui balance un truc ignoble… et tellement, tellement juste.

10. Et toi ? Tu préfères ne rien dire ou dire ce qui dérange ?

C’est le moment de vérité. Toi, là. Oui, toi qui lis. T’en penses quoi, honnêtement ? Tu préfères vivre dans un monde où tout le monde fait attention à tout, où personne ne dépasse, où les blagues sont garanties sans allergène et où l’humour tient plus de l’étiquette nutritionnelle que de l’éclat de rire ? Ou t’as encore un fond de rage joyeuse qui demande à sortir ?

Parce que c’est bien beau de râler contre la censure, contre la tiédeur, contre le politiquement correct. Mais t’es où, toi, dans ce bazar ? Tu partages les vannes crues quand elles te font marrer ? Ou tu cliques sur “signaler” parce que “quand même, ça va un peu loin” ? Tu rigoles avec les autres, ou tu guettes les moments où tu pourrais dire “je suis mal à l’aise” ?

T’es complice ou coupable du grand étouffement ? Parce que voilà la vérité la plus crue : c’est pas les algorithmes, c’est pas les institutions, c’est pas les censeurs en costard qui ont tué l’humour subversif. C’est toi. C’est nous. À force de ne plus défendre les blagues qui grattent. À force de vouloir paraître bienveillants à toute heure. À force de croire que le respect consiste à ne jamais secouer les certitudes de personne.

Tu veux du respect ? Commence par respecter ceux qui osent choquer. Par admettre que ta sensibilité n’est pas la boussole universelle. Que ta douleur n’abolit pas le droit à la moquerie. Que ton malaise n’est pas un argument.

Parce que sinon, ce qui nous attend, c’est l’humour de demain : des robots qui te racontent des blagues validées par des juristes, testées par focus group, sourcées et tamponnées éthiquement responsables. On te demandera : “Souhaitez-vous rire de façon inclusive ?” Tu diras oui. Et tu ne riras pas. Tu souriras. Comme à un enterrement civil.

Mais il est encore temps. Temps de préférer dire ce qui dérange à se taire pour plaire. Temps de défendre les vannes sales, les sketchs tendus, les blagues au bord du gouffre. Pas parce qu’elles sont parfaites. Mais parce qu’elles sont vivantes. Et que le rire, bordel, c’est ce qu’il nous reste quand tout le reste fout le camp.

Alors vas-y. Dis-le. Toi, tu préfères quoi ? Le silence poli ou le rire indécent ?

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